lundi 21 août 2017

N'essuie jamais de larmes sans gants, par Jonas Gardell, éditions Gaïa

Vous connaissez sûrement un scénario qui commence avec un groupe de gens, généralement entre 1 et 10. À la fin, un ou deux de ceux-ci survivront. Qui seront-ils? Des Dix petits nègres à Alien, on tombe la plupart du temps dans l'action, ou à tout le moins, l'enquête. Avec ce livre, si la prémisse de base est la même, le contour est tout à fait différent. On parle plutôt de relations parents-enfants, entre amis, et amoureuses. Il n'y a pas de meurtre, et si la violence est extrême, elle ne se fait qu'avec des mots. Secoué, vous le serez. En fait le mot est faible. J'ai attendu deux bonnes semaines avant d'être capable d'en parler, ne serait-ce que sur ce blogue.

On sait donc dès les premières pages à quoi on fera face. Un jeune d'homme de 26 ans est sur son lit de mort et son amoureux est à son chevet. On est à la fin des années 80, à Stockholm. Autour d'eux, gravite un petit groupe d'amis. Ils sont sept. Qui survivra?

J'ai, comme vous sans doute, beaucoup lu sur la 2e Guerre mondiale et la Shoah. Je trace ici un parallèle sur les tragédies que ces événements ont représenté pour l'Humanité. L'épidémie de sida a été, et est toujours, jusqu'à un certain point, équivalent à la Shoah. Plus récent dans l'Histoire, on en a jusqu'ici moins parlé que de la Shoah. Si le sida est présent dans certains livres, rarement occupera-t-il autant de place qu'ici. En fait, "N'essuie jamais de larmes..." est littéralement le roman qui explique cette épidémie.

Au début du livre, j'ai cru à une chronique d'où l'auteur sortirait son propre personnage, mais tel n'est pas le cas. J'ose deviner qu'il s'agit plutôt de récits entendus par lui, vécus par d'autres. Ils sont Suédois, oui, mais ils auraient bien pu être Québécois, ou Français.

La plupart des personnages vivaient dans de petites communautés loin de la grande ville. Puis, vient cette réalité de leur existence qui devient intenable. Il leur faut être eux-mêmes et cesser de se mentir et de mentir aux autres. Il faut dire qu'ils sont d'une époque où on parle déjà d'homosexualité, qu'on sait que "ça existe" parce que certains ont déjà pavé la voie en s'ouvrant publiquement. Outre les Harvey Milk, chaque nation a eu ses leaders. Ils ont ouvert une première porte. Puis sont arrivés les autres, cette génération née dans les années 60, encore prise dans plusieurs carcans sociaux, mais inspirée par un vent d'ouverture d'esprit. Mais voilà, arrive une épidémie qui touche, pour l'instant cette seule communauté dont ils se réclament. Suivront les commentaires des médias, les réactions du public, la violence des mots et des non-dits. Honneur, fierté sont au programme mais aussi, et surtout, amour, L'amour filial, surtout, mais aussi celui de la vie, de l'autre, et même l'amour de l'amour. Quel qu'il soit, en manquer fait toujours mal, mais dans certaines circonstances comme celle-là, son manque fait encore plus mal.

Bref, on le devine, plusieurs y laisseront leur vie avant 30 ans. L'auteur raconte tout ça dans le détail, tant par ce qu'on voit que ce qu'on dit ou pense. Il s'agit du genre de livre avec lequel il faut parfois prendre une pause. L'idée de le lire dans un endroit public est mauvaise. L'apporter en vacances aussi. Il ne gâchera pas votre journée, ni le moment où vous le lisez, mais il teintera votre imaginaire de quelque chose que vous n'auriez pas souhaiter vivre.

Dur jusque dans son titre, ce livre ne peut laisser personne indifférent. À sa lecture, j'ai parfois eu terriblement peur que son auteur tombe dans le misérabilisme. Certains passages décrits avec un certain tragique qui n'était pas nécessaire, mais plus on avance dans le livre, plus on comprend son auteur de s'être laissé aller. Parce que peut-être comme lui, vous aurez la bizarre sensation de lire quelque chose qui aurait bien pu vous arriver si..., ou encore, de se rendre compte de quelque chose que vous aviez, jusqu'ici, plus ou moins volontairement réussi à éviter, pour toutes les raisons que vous voulez... Disons que si ces gens ont souffert, ce n'est pas nécessairement la douleur physique qui a été la pire. Il y a là une solitude la plus lourde qu'on ne vous aura jamais décrite. Et ça aussi ça nous ramène beaucoup à nous et à notre époque...

Je note enfin une particularité du livre: il n'y a pas de linéarité temporelle. On se transporte parfois, d'un paragraphe à l'autre à 15 ans plus tôt, puis, pouf, on est 5 ans plus tard, puis on revient en arrière. Or, ce n'est pas difficile à lire. Ces divagations dans le temps rapellent ces moments où on est tellement fatigué que plusieurs pensées nous viennent en même temps. On devine aisément que ce fut le lot de plusieurs des personnages de ce livre à la fin de leur vie, et voilà, on est totalement bouleversé.

Et pourtant, il faut lire ce livre. Vous n'en lirez pas souvent des comme ça, heureusement, mais ça vous donnera un bon portrait d'une époque et aussi, qui sait, de celle qu'on est peut-être en train de (re)vivre.

Pas besoin d'être gay pour lire une telle histoire. En fait, si vous avez des enfants, j'oserais croire que vous êtes particulièrement le public cible.