samedi 8 octobre 2016

La conjuration des imbéciles, par John Kennedy Toole, éditions 10/18 - Domaine étranger

Ignatius J. Really est un personnage, et là, vous mettez le sens que vous voulez au mot "personnage". Qu'importe ce sens, il sera bon. Bardé de diplômes, Ignatius ne travaille pas et vit chez sa mère. Ignatius ne fout rien et s'en vante. Le travail n'est pas pour lui, ni la télé qu'il regarde toute la journée, ni la vie de sa mère, ni rien de ce qui se passe en ce bas monde, qu'il observe et critique sans cesse. Ignatius critique tout, lui seul a raison, toujours, en toutes choses. Ignatius est docte et vertueux, il joue du luth, il cite des auteurs, et le reste du monde ne vaut rien.

Vivant à la Nouvelle-Orléans, Ignatius et sa mère ne sont pas riches. Évidemment, puisque Ignatius est le défenseur des marginaux, un modèle à suivre, etc. etc. Or voilà, il vit aux crochets de sa mère, qui, elle, vit d'une maigre pension, et voilà que des circonstances font que Mme Reilly et Ignatius auront bientôt besoin d'argent. Ignatius ira donc travailler. Le reste, c'est la Conjuration des imbéciles, vécue par Ignatius J. Reilly.

Vous croirez qu'Ignatius est sans doute un super troll sur Facebook, un assisté social caricatural ou une victime de l'ouragan Katrina. Eh bien non puisque ce livre a été écrit dans les années 70. Son auteur est mort faute de n'avoir pas trouvé d'éditeur pour son livre. Qui s'en est chargé après sa mort? Je vous le donne en mille: sa mère. Et ce fut le succès, voir même le seul prix Pullitzer jamais accordé à un auteur à titre posthume.
Récit unique s'il en est un, on le lit sur le bout de sa chaise comme on regarderait un immense vaudeville monté au quart de tour sur une immense scène. Les personnages, les dialogues, les décors: tout est imposant, vif, large. Certaines scènes sont aussi pathétiques que croulantes de rire. Et si on rit, on rit jaune, parce que la misère y est racontée avec tellement de couleurs qu'on en est parfois étourdi. Jamais la Nouvelle-Orléans n'aura été aussi bien racontée et jamais peut-être n'aurez-vous suivi avec autant de délectation les aventures d'un personnage aussi détestable.

Autre tour de force de ce livre: sa traduction. Toutes les revues et les critiques sur ce livre parlent de la langue particulière utilisée par son auteur. J'aurais voulu le lire en anglais pour en voir la facture. En français, en tout cas, il fallait le faire. Parce que Toole donne la parole à de petites gens, souvent sans éducation, par oppositions à d'autres, plus mondains ou comme Ignatius, carrément littéraires. Or, ces dialogues de petites gens sont écrits, et traduits, avec force apostrophes et mots de la langue parlée. Tout Québécois y reconnaîtra inévitablement des traces de Tremblay et de joual tel qu'on l'écrivait dans les années 70 ou 80. Mais attention, c'est traduit par un Français, et c'est très bien fait! Si au début on tique sur "bouligne" ou "bèsebole", on s'apercevra, au fil des pages, que ces mots tiennent beaucoup plus d'une forte ironie et collent très exactement à l'image qu'on peut avoir des personnages. Première fois que je vois ça!

Critique de la société? Peut-être. Mais j'irais plutôt pour "portraits d'un fin observateur de l'espèce humaine", à moins que chacun des personnages, incluant l'infâme Ignatius, soient des pendants de l'auteur lui-même? Allez savoir. Reste qu'on en déduit qu'un tel livre est inévitablement un classique parce qu'il reste vraiment très actuel. Ignatius sévit toujours, sous d'autres identités, et il nous tape énormément. Alors aussi bien en rire... et lire La conjuration des imbéciles.

Qu'il soit précisé que l'édition que j'ai lue date de 1995. Depuis sa parution, internet en recense plusieurs en français. Une des plus récentes semble dater de 2012, chez le même éditeur. Comme quoi le succès se poursuit.

À lire absolument, pour se faire bousculer très fort, mais en riant jaune... et de bon coeur.

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