mardi 21 juin 2016

L'angoisse du paradis, par Yann Fortier, éditions Marchands de feuilles

C'est l'histoire d'Ivan Zolotov, un citoyen soviétique "bien ordinaire" né et grandi dans la ville de Gorki, ex et future Nijni-Novgorod. Dans une des premières scènes du livre, le jeune Ivan, 10 ans, a réussi à convaincre de son père d'aller au parc d'attractions local pour monter dans la fameuse Terreur de Gorki, une montagne... russe. Son père, un ouvrier "bon employé" d'une méga-usine locale qui fera sa place dans la hiérarchie de l'entreprise, réussit à s'esquiver au moment de monter dans cette chose qui le terrorise. Le tour du petit Ivan dans les montagnes russes est épique. On monte avec lui, on descend, on remonte, sa voisine crie à s'en fendre l'âme puis, quelque chose arrive et on se dit: ok, ce bouquin-là ne sera absolument pas ennuyant.

Et c'est ainsi que s'étale la vie d'Ivan Solotov, à coups de scènes incroyables vécues dans son enfance et sa jeunesse soviétique, puis, plus tard, dans sa vie post-soviétique où une carrière de spécialiste de l'histoire... soviétique l'amène à voyager de par le monde. On va de scène en scène avec la même délectation que dans les montagnes russes. Le ton est celui d'un conteur. À peu de choses près, on est presque chez Jean Échenoz.

Ce premier roman donne le goût d'un second. L'histoire ici dépeinte est celle d'une époque et d'un lieu, la fin du communisme et la Russie, qui n'ont rien de banal mais auxquels on a presque toujours donné une teinte plutôt grisâtre. Les histoires rocambolesques du personnage donnent une toute autre couleur à l'ensemble. C'est comme si on avait recréé un décor à l'image du personnage, comme si on avait décidé de donner de grands coups de pinceaux à une scène terne parce qu'un certain bonhomme y évoluera. Pas que ce soit drôle, enfin, pas seulement, parce qu'en certaines occasions, on ne peut que s'esclaffer. Mais il y a aussi plusieurs choses dans cette histoire qui nous font nous demander quelle est notre place dans le monde, aussi modeste soit-elle. Comme Zolotov, qui traverse continents et situations bizarres avec une naïveté souvent déconcertante, on finit par se rendre compte que eh, nous aussi on fait l'Histoire. Chacun à notre façon, comme lui, finalement.
L'angoisse du paradis de Yann Fortier donne aussi son opinion sur ce que devient le monde, et ce particulièrement à la fin où un des derniers chapitres donne place au monologue d'un personnage qui, du Nijni Novgorod où il n'est jamais sorti, s'étend, du haut de ses 90 et quelques années, au début des années 2000, sur la société de consommation dans laquelle son monde est tombé. Ces quelques pages surprennent par le ton différent du reste du livre, comme si l'auteur avait tenu à glisser, dans son histoire complètement divertissante, une critique sociale "obligée", quelque chose qu'il s'était dit qu'il publierait coute que coute. Cette portion du livre est un peu comme si son roman devenait prétexte à y insérer un pamphlet. J'avoue que ça déstabilise, comme si on interrompait un film de Chaplin pour un cinq minutes de messages "retenus et payés par le gouvernement national".

Mais outre ce pamphlet dans le livre, L'angoisse du paradis permet d'espérer un autre ouvrage d'un auteur à l'écriture fleurie et à l'imagination vraiment étourdissante, dans le meilleur des sens.

Vivement d'autres personnages de beaux fous comme ceux-ci. Ah... et mention honorable à la couverture superbe et au format tout en longueur, étroit et extrêmement de cet autre livre des Marchands de feuilles, qui avait déjà frappé fort avec La femme qui fuit.

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